Introduction
Dans un monde où la dégradation des écosystèmes et le déclin de la biodiversité menacent les équilibres naturels, la forêt se dresse comme un des dernier bastions vitaux. Véritable poumon de notre planète, elle joue un rôle essentiel dans le maintien de la biodiversité et la régulation des écosystèmes. Comprendre les concepts fondamentaux qui sous-tendent ces enjeux est crucial pour préserver l’écosystème forestier.
En France, la gestion forestière traditionnelle, qui ne l’est plus, a souvent privilégié l'exploitation des ressources au détriment de la biodiversité et de la santé des écosystèmes notamment depuis l’intensification des récoltes et l’industrialisation des méthodes d’intervention sur le terrain. Cependant, de plus en plus de forestiers et d’acteurs de la société civile promeuvent aujourd'hui une nouvelle façon d’appréhender la forêt : ne pas la « gérer » ! C'est la libre évolution, qui encourage à changer notre regard sur la forêt vivante, à accepter de laisser la forêt trouver par elle-même les solutions pour vivre longtemps, pour se régénérer ou faire face aux stress sanitaires et climatiques auxquels elle est soumise. Une nouvelle forêt pour demain !

Néanmoins, la mise en œuvre de la libre évolution en France rencontre des difficultés certaines, notamment des résistances de la part de certains acteurs économiques, politiques et sociaux mais aussi des obstacles réglementaires. Malgré ces difficultés, les avantages d'une telle approche sont nombreux : à plus ou moins long terme, selon l'état initial et la diversité des sites, elle devrait démontrer une biodiversité accrue, une meilleure résilience face aux divers stress climatiques, et jouer un rôle plus important dans la séquestration du carbone. Sur le plan scientifique et pour les gestionnaires forestiers, elle pourrait également offrir un laboratoire à ciel ouvert des stratégies d’adaptation que les milieux forestiers mettent spontanément en œuvre pour faire face aux stress auxquels ils sont soumis (maladies, parasites, assèchement, événements climatiques extrêmes et réchauffement global de la planète). Enfin, les forêts en libre évolution remplissent un rôle social essentiel, offrant des espaces de ressourcement, de contemplation et de spiritualité, où les individus peuvent se reconnecter à une nature sauvage et apaisante, loin des pressions de la vie moderne.
Ce premier article a pour but d'expliquer les concepts clés liés à la libre évolution des écosystèmes. Il posera les bases pour les articles suivants, qui se concentreront sur des aspects plus spécifiques : les différences de biodiversité entre forêts en libre évolution et forêts gérées, les exemples de réussite à l’étranger, les niveaux de protection, le rôle des forêts dans la séquestration du carbone, ou encore les impacts économiques et sociaux de cette approche. À travers cette série, nous verrons comment la libre évolution peut aider à relever les défis environnementaux d'aujourd'hui et de demain.
Commentaire
Ce travail a été réalisé pour une association de protection de la nature et de l’environnement, qui soutient la Libre Évolution. Bien que nous ayons souhaité présenter une analyse rigoureuse, il est important de reconnaître que cet article peut comporter des biais.
Biodiversité
La biodiversité se définit comme la diversité des formes de vie sur Terre, englobant la variété des espèces, des gènes et des écosystèmes. Elle est souvent décrite à trois niveaux :
Diversité des espèces : Cela fait référence à la diversité d'espèces présentes dans un écosystème ou une région donnée, par leur nombre, leur nature et leur abondance.
Diversité génétique : Ce terme désigne la variation des gènes au sein d'une population ou d'une espèce. Une diversité génétique élevée est cruciale pour la résilience des écosystèmes, car elle permet aux espèces de s'adapter aux changements environnementaux et de résister aux maladies.
Diversité des écosystèmes : Cela fait référence à la variété des habitats et des communautés biologiques sur un site ou dans une région, incluant les interactions entre les organismes vivants et leur environnement. La diversité des écosystèmes est essentielle pour le fonctionnement des services écosystémiques, tels que la pollinisation, la régulation du climat et la purification de l'eau.

La biodiversité, en particulier dans les forêts, joue un rôle fondamental dans le maintien de la santé des écosystèmes et leur capacité à résister aux perturbations. Une riche biodiversité favorise des interactions complexes entre les organismes, contribuant à des processus écologiques essentiels tels que la décomposition de la matière organique et la régulation des cycles de nutriments. Ces interactions renforcent la résilience des écosystèmes forestiers face au changement climatique et aux maladies, tout en favorisant la bonne fourniture des services écosystémiques qui bénéficient à l'ensemble de la société.
Quelques chiffres sur la biodiversité en forêt française[i]
Plus de 190 espèces d’arbres et arbustes
Plus d’un millier d’espèces végétales
Plus d’une centaine d’espèces de mammifères
Une cinquantaine d’espèces d’oiseaux
Des milliers d’espèces d’insectes

Il est utile de noter que cette biodiversité est inféodée aux différents stades du cycle sylvigénétique : toutes les espèces ne cohabitent pas dans les mêmes peuplements et aux mêmes stades de développement, d’où l’importance de préserver des forêts variées et des stades matures et sénescents. Dans ce contexte, il est crucial de considérer comment des approches telles que la libre évolution peuvent influencer la biodiversité.
Gestion Forestière
La gestion forestière englobe l'ensemble des pratiques humaines visant à exploiter, conserver ou restaurer les forêts. Elle peut prendre différentes formes, allant de la libre évolution à des approches intensives. Les méthodes de gestion forestière ont un impact significatif et dans le temps sur la biodiversité, la santé et la résilience des écosystèmes forestiers. En France, plus de 90 % de la surface forestière est utilisée pour la production, et moins de 1 % des forêts sont strictement protégées et à l’abri de toute exploitation[ii]. Les méthodes de gestion sont encadrées par le code forestier et tendent à évoluer vers une gestion durable. Cela s'applique tant à l'Office National des Forêts (ONF), qui gère les forêts publiques, qu'à la gestion des forêts privées.
En Europe, la gestion forestière durable doit respecter les six critères d’Helsinki :
Conservation et amélioration appropriée des ressources forestières et de leur contribution aux cycles mondiaux du carbone
Maintien de la santé et de la vitalité des écosystèmes forestiers
Maintien et encouragement des fonctions de production des forêts
Maintien, conservation et amélioration appropriée de la diversité biologique dans les écosystèmes forestiers
Maintien et amélioration appropriée des fonctions de protection de la gestion des forêts, notamment sols et eau
Maintien d'autres bénéfices et conditions socio-économiques.

La gestion durable des forêts a pour objectif de préserver leur biodiversité, leur productivité, leur capacité à se régénérer et leur vitalité. Elle cherche aussi à concilier les besoins économiques, écologiques et sociaux, tout en évitant d’impacter négativement d’autres écosystèmes.
Le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF) a pour fonction d’accompagner les propriétaires de forêts privées. À travers les Schémas Régionaux de Gestion Sylvicole (SRGS), le CNPF encourage une gestion durable et multifonctionnelle des forêts privées. Nous notons que dans le SRGS 2025 du Grand Est la libre évolution est prise en compte.
La gestion forestière durable est obligatoire uniquement pour les forêts privées de plus de 20 hectares. En 2024 et en métropole, la France compte 16,7 millions d’hectares de forêt, dont 75 % sont privées. Beaucoup de propriétaires possèdent moins de 20 hectares, ce qui limite l'application des normes de gestion durable. Actuellement, moins de 40 % des forêts françaises privées ont un Plan simple de gestion (PSG)[iii]. Mais une forêt en gestion durable n’interdit pas à un propriétaire de privilégier une gestion à dominante économique. Selon WWF, 20 % des forêts françaises (publiques et privées) sont gérées de manière intensive avec des coupes rases[iv].
Les gestionnaires de la forêt publique font face à plusieurs défis majeurs aujourd'hui. D'une part, ils doivent répondre à une forte demande sociétale pour la protection des forêts et l’accueil du public, tout en étant soumis à une demande d’augmentation des récoltes. D'autre part, ils rencontrent des difficultés qui menacent la résilience et le renouvellement des forêts, telles que la prolifération des scolytes sur l’épicéa, divers dépérissements, la chalarose du frêne, le phytophthora du châtaignier, et d'autres maladies, parfois létales. Ces problèmes sont exacerbés par les stress climatiques et des pratiques passées qui ont pu appauvrir la résistance des peuplements et la productivité des sols, surtout lié à la futaie régulière de mono essence. Face à cette situation, les gestionnaires, les propriétaires et la société se questionnent sur les causes de ces difficultés et sur les solutions à envisager collectivement.
La filière forêt-bois en France représente 396 000 emplois directs[v] et génère plus de 60 milliards d’euros par an[vi]. Si la forêt française est diversifiée en essences, près de 50 % est composée de peuplements purs[vii], favorisant la production de bois jugé rémunérateur sur le marché mondial, mais nuisant à la biodiversité et à la résilience des écosystèmes.
En général, une forêt plus diversifiée, avec un mélange d'essences, est souvent mieux perçue par le public et se révèle plus saine et plus durable. Il y a donc en France une marge d'amélioration afin de favoriser une gestion forestière qui prend mieux en compte la diversité biologique et la santé des écosystèmes.
Libre Évolution et Naturalité
La libre évolution désigne un processus par lequel les écosystèmes se développent et évoluent sans intervention humaine. Ce concept repose sur l'idée que les processus naturels, tels que la régénération, la succession écologique et les interactions entre espèces, peuvent se dérouler sans perturbation extérieure. Dans un contexte de libre évolution, les forêts ne font l’objet d’aucune intervention sylvicole, permettant aux espèces et aux écosystèmes de s'adapter aux changements environnementaux. Notons que les forêts, en tant qu’écosystèmes, existent depuis plusieurs millions d’années – bien avant l’apparition des pratiques sylvicoles humaines – et ont démontré leur durabilité à l’échelle géologique.
L’UICN (Union Internationale pour la Conservation de la Nature) définit la libre évolution comme un « mode de gestion caractérisé par l'absence d'intervention humaine directe, et constitue un moyen d’augmenter le niveau de naturalité des écosystèmes, en réduisant les impacts anthropiques, et la résilience des écosystèmes aux changements globaux ». Contrairement à une vision idéalisée d’une nature « vierge », elle reconnaît l’héritage des activités humaines tout en laissant les processus écologiques reprendre le relais. Cette approche s’applique aussi bien aux forêts qu’aux friches agricoles ou aux zones humides, et s’inscrit dans une logique de réensauvagement (wilderness)[viii] à l’échelle européenne.
La naturalité désigne le degré auquel un écosystème fonctionne sans intervention humaine, incluant la présence d’espèces indigènes et de processus écologiques autonomes. Elle comporte deux volets :
La « naturalité biologique », définie par ses caractéristiques observables, qui la rapprochent plus ou moins d’un état « naturel »
La « naturalité anthropique », liée au niveau d’intervention humaine, actuelle ou passée.
Faible naturalité |
| Forte naturalité |
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La wilderness (ou « nature sauvage ») renvoie à des espaces vastes et connectés où l’empreinte humaine est minimale, permettant le retour d’espèces clés et de dynamiques naturelles.
Les forêts en libre évolution présentent plusieurs caractéristiques clés qui favoriseront progressivement une plus grande biodiversité, en permettant aux arbres de compléter leur cycle végétatif naturel : croissance, maturité, vieillissement, sénescence et régénération.

Régénération naturelle : Les forêts qui évoluent librement ont la possibilité de se régénérer naturellement, ce qui permet aux espèces en place, qu’elles soient locales ou introduites, d’exprimer leur diversité génétique mais aussi d’entrer en compétition pour la lumière et les ressources minérales, favorisant ainsi les arbres et arbustes les plus adaptés, au détriment parfois des espèces que le forestier avait jusque-là favorisé pour la production de bois. On sait déjà, par exemple, que les chênes sessile et pédonculé régresseront au profit d’une grande variété d’essences jugées secondaires ou d’accompagnement du chêne, souvent privilégié par les forestiers comme essence objectif là où il pouvait être cultivé facilement. Cette régénération spontanée amènera progressivement les parcelles concernées vers des forêts différentes et sans doute plus étagées en âge et hauteur et plus résilientes. Cette façon de faire est souvent plus efficace que les méthodes de reboisement artificiel, pour favoriser la diversité des espèces et des âges des arbres à un coût bien moindre.
Présence de bois mort et d'arbres âgés : Les forêts en libre évolution permettent aux arbres et arbustes d’aller jusqu’à la phase de sénescence et de mort, phases rares ou absentes en forêt de production, avec tout le cortège des transformations et décomposition de la matière, et des espèces floristiques et faunistiques qui accompagnent ces processus. Ces arbres matures et sénescents fournissent des habitats, des ressources alimentaires et des sites de reproduction pour divers organismes nécrophages et saproxyliques. Ces phases permettent également d’assurer la fertilité des sols forestiers en évitant que la matière organique soit exportée en dehors des parcelles.
Habitat varié : La libre évolution sur de grandes surfaces permettrait l’émergence d'une mosaïque d'habitats, incluant des zones de différents âges et structures. La multiplication des niches écologiques pour une multitude d'espèces, contribueront ainsi à une biodiversité plus riche.

La libre évolution est déjà présente sur le territoire français. Dans les forêts publiques comme privées, des parcelles sont hors sylviculture.
En forêt publique, on trouve plusieurs cadres qui permettent la libre évolution.
Les réserves biologiques intégrales (RBI) en forêts domaniales, où presque quasiment toute intervention sylvicole est proscrite, ont pour but la création d’un réseau représentatif de la diversité des habitats forestiers. C’est une mesure de protection forte. En février 2025, la France métropolitaine comptait 75 RBI, couvrant une superficie totale de 30 497 hectares, ce qui représente environ 0,18 % du territoire forestier ; et, pour être plus local, 19 en Grand Est, soit 2116 hectares[ix]. En outre-mer, on dénombre 9 RBI s'étendant sur 77 264 hectares, soit près de 1 % de la superficie forestière de ces régions. Ces zones, qui varient en taille de quelques dizaines à plus de 2 500 hectares, et atteignent jusqu'à 60 000 hectares en Guyane, bénéficient d'une protection stricte, interdisant presque toute forme de gestion afin de préserver la biodiversité et les habitats naturels[x]. Les seules interventions autorisées dans ces réserves incluent :
Les études scientifiques
La sécurisation des voies
L’élimination d’espèces végétales ou animales allochtones
La régulation des ongulés par la chasse en l’absence de prédateurs
Certaines actions de gestion des risques naturels (physiques ou incendie)
On trouve également des îlots de sénescence, plutôt en forêts communales. Ce sont de petites zones qui ne font plus l’objet de coupes de bois, souvent comprises entre 0,5 et 5 hectares, situées au sein d'un ensemble forestier géré. La création de ces zones a été initiée en raison du fait que le cycle biologique naturel de la forêt française s'étend sur 500 à 700 ans, tandis que le cycle sylvicole ne dépasse pas 200 ans, ce qui entraîne un appauvrissement des sols, et la raréfaction de toute la biodiversité dépendant des vieux arbres et des arbres morts. Ces îlots sont à terme plus riches en arbres âgés et en débris forestiers, offrant ainsi des habitats à de nombreuses espèces et contribuant à l'enrichissement du sol. Ils sont parfois établis loin des zones fréquentées par le public par mesure de sécurité[xi].

En forêt privée, les propriétaires peuvent choisir de mettre jusqu’à 10 % de leur(s) propriété(s) en libre évolution s’ils font l’objet d’un Plan Simple de Gestion (PSG). Au travers des Schémas Régionaux de Gestion Sylvicole, le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF) recommande souvent aux propriétaires d’inclure des zones en libre évolution. De nombreuses petites propriétés se trouvent en libre évolution de fait, souvent parce que les propriétaires ne savent pas qu’ils possèdent une forêt, ou parce que la gestion de leur parcelle est plus coûteuse que de la laisser sans intervention sylvicole. Par ailleurs, certaines parcelles sont considérées comme non gérables pour des raisons techniques et/ou économiques (telles que l'accessibilité, les fortes pentes, les zones humides ou la faible productivité) ou parce qu'elles présentent une richesse en biodiversité (cela n’empêche pas une gestion patrimoniale)[xii].
Face aux nombreux enjeux environnementaux actuels, l’Union Européenne a élaboré la Stratégie de l’UE en faveur de la biodiversité à l’horizon 2030 et souhaite que chaque pays intègre 10 % de forêt sous protection stricte, c’est-à-dire sans activité extractive (coupe de bois, pâturage, chasse, pêche). La France s’est donc fixé l’objectif de 10 % du territoire forestier en protection forte d’ici 2030 via la Stratégie Nationale des Aires Protégées (SNAP).
Le niveau de protection souhaité par l’UE s’apparente à de la libre évolution. Fin 2022, 1.54 % de la surface forestière du territoire métropolitain fait l’objet d’une protection forte, et on estime que seulement 0.6 % sont en libre évolution[xiii].
Le déclin rapide de la nature et le manque d’action de la France a poussé différentes personnalités et associations – dont France Nature Environnement – à s’unir pour demander 10 % d’espaces protégés en libre évolution en France métropolitaine d’ici 2030[xiv]. En incluant les territoires d’outre-mer, la France dépasse largement les 0.6 % de surface en libre évolution, d’où le fait d’insister sur le besoin de 10 % sur le territoire métropolitain.
Certaines associations comme Libre Forêt font des achats de forêts pour les laisser en libre évolution, © Libre Forêt
D'autres initiatives, telles que le réseau FRENE (FoRêts en Évolution NaturElle), se développent sur le territoire. Ce projet est le fruit d'une collaboration multi-partenariale entre France Nature Environnement et l'Office National des Forêts. Son objectif est de cartographier les zones laissées en libre évolution sur le territoire métropolitain, qu'elles soient situées dans des forêts publiques ou privées, et de proposer de nouveaux sites sur lesquels une non-gestion volontaire est possible. Le réseau FRENE a vocation à regrouper un collectif d'acteurs publics et privés, incluant l'Office National des Forêts (ONF), le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF), des collectivités locales, des communes forestières, ainsi que des propriétaires, gestionnaires privés, associations et experts environnementaux locaux.
Nous avons évoqué les espaces gérés en libre évolution bénéficiant d'un statut de protection Cependant, d'autres données méritent d'être considérées. Selon l’INRAE[xv], environ 3 % des forêts françaises sont en libre évolution depuis au moins 50 ans, tandis que 43 % des forêts n'auraient pas été exploitées depuis au moins 26 ans. Il convient toutefois d'aborder ces chiffres avec prudence, car ils reposent sur des estimations. Cette situation est en partie due à la proportion de forêts privées non gérées, dont la majorité ne bénéficie d'aucun statut de protection[xvi].
Pour mieux cerner les différentes approches de la libre évolution, il est également utile de considérer la typologie qui définit les zones de libre évolution et leurs spécificités[xvii].
1. Zone de libre évolution totale
Intervention : Aucune intervention du gestionnaire ou du propriétaire.
Activités : Aucune activité extractive (chasse, pêche, cueillette), intrusive ou économique autorisée.
Accès : Accès strictement interdit, sauf pour des raisons scientifiques ou de sécurité.
2. Zone de libre évolution avec accès contrôlé
Intervention : Aucune intervention du gestionnaire ou du propriétaire.
Activités : Aucune activité extractive (chasse, pêche, cueillette), intrusive ou économique autorisée.
Accès : Accès limité à des activités contemplatives et naturalistes sur des sentiers désignés.
3a. Zone de libre évolution partielle inaccessible au public
Intervention : Aucune intervention du gestionnaire ou du propriétaire.
Activités : Chasse de régulation autorisée. Autres activités extractives (pêche, cueillette) et intrusives (sports de pleine nature) interdites, activités économiques interdites.
Accès : Accès interdit au public.
3b. Espace à dynamique naturelle partielle (accessible au public)
Intervention : Aucune intervention du gestionnaire ou du propriétaire.
Activités : Certaines activités extractives (chasse de régulation, pêche, cueillette) et intrusives (sports de pleine nature) autorisées, activités économiques interdites.
Accès : Accès autorisé au public.
Remarque : Bien que ces espaces ne répondent pas strictement à la définition de la libre évolution, ils permettent le développement de processus naturels significatifs, notamment la régénération végétale et la présence de microhabitats.
4. Espace à dynamique naturelle de facto
Intervention : Aucune intervention du gestionnaire ou du propriétaire, souvent en raison d'un phénomène de déprise ou d'un manque d'investissement.
Activités : Activités extractives (chasse de régulation, pêche, cueillette) et intrusives (sports de pleine nature) non réglementées, absence d'activités économiques.
Accès : Accès non réglementé.
Remarque : Ces espaces, bien que soumis à des usages humains non contrôlés, voient souvent se développer des dynamiques écologiques spontanées, comme le retour d’espèces pionnières ou la formation de bois mort.
Si les catégories 1 à 3a représentent la libre évolution au sens strict, les catégories 3b et 4 illustrent des espaces où la nature reprend partiellement ses droits, malgré des activités humaines résiduelles. Ces zones intermédiaires, bien que moins protégées, jouent un rôle important dans la reconquête écologique et méritent d’être étudiées pour leur potentiel de restauration de la biodiversité.
La question de savoir si une zone de protection forte peut être considérée comme une zone de libre évolution fait l'objet de débats, même au sein des associations environnementales. Bien que ces zones puissent présenter des caractéristiques de libre évolution, la présence d'activités extractives et intrusives soulève des interrogations sur leur véritable statut. Par exemple, la plupart des réserves biologiques intégrales (RBI) entrent dans la troisième catégorie de la typologie, ce qui souligne l'importance de définir clairement si ces zones peuvent être considérées comme de la libre évolution ou non. Les critères de classification doivent donc être soigneusement examinés et précisés pour éviter toute ambiguïté.
Interactions entre libre évolution et gestion forestière
Examinons maintenant les intérêts, avantages et inconvénients associés à la libre évolution des forêts ainsi qu'à la gestion forestière classique. Passons en revue les arguments avancés par les différents acteurs, qu'il s'agisse d'organismes ou d'associations, pour défendre chacune de ces approches. À ce stade, nous ne chercherons pas à évaluer la justesse de ces arguments, mais plutôt à comprendre les positions exprimées par les partisans de chaque méthode. Il est intéressant de noter qu'une absence de gestion forestière peut également être considérée comme une forme de gestion en soi. Dans la suite de cette série d’articles, nous étudierons ces questions de manière plus spécialisée et détaillée.
Comme évoqué précédemment, de nombreuses associations plaident pour l'augmentation des surfaces forestières en libre évolution en France métropolitaine. Bien que le chiffre de 10 % ne repose pas sur une justification précise, il n'est pas non plus choisi au hasard.
Les associations de protection de l’environnement sont d’accord pour dire qu’il est irréaliste de soumettre l’ensemble des forêts françaises à une protection totale en interdisant ainsi toute gestion ou activité économique.
Un constat a incité certains acteurs à défendre la libre évolution dans les forêts : la gestion forestière actuelle ne favorise pas un cycle sylvigénétique complet, c’est une observation que l’ONF fait également[xviii]. En conséquence, certaines espèces, qui dépendent de phases spécifiques de ce cycle, notamment la phase de sénescence, se retrouvent sans habitats adéquats pour vivre et se développer. Cette situation entraine une diminution de la biodiversité, car les espèces incapables de trouver les conditions nécessaires à leur survie sont menacées[xix].

Selon une étude du réseau REFORA, les forêts en libre évolution permettent de stocker davantage de carbone que les forêts gérées, y compris celles bénéficiant d’un cycle sylvicole allongé (où les arbres sont coupés moins fréquemment). Ces dernières permettent déjà une meilleure accumulation de carbone.
Fait notable : cet avantage persiste même en tenant compte du carbone stocké dans les produits bois (meubles, charpentes, etc.), pourtant souvent présentés comme une solution de stockage à long terme. En d’autres termes, laisser les forêts évoluer librement semble plus efficace pour le stockage du carbone que de les exploiter, même de manière modérée[xx].
Nous reviendrons plus en détail sur le stockage du carbone dans un article futur.
La filière forêt-bois joue un rôle crucial pour l'économie française. Elle permet de répondre à une demande croissante en bois, tant pour le chauffage (en remplacement du gaz et face à l'augmentation continue des prix de l'électricité), que pour le matériau bois (ameublement, charpentes, papier ...) qui permet de réduire l’utilisation de matières plus polluantes.
La gestion forestière, lorsqu'elle est pratiquée de manière durable, peut contribuer à la conservation de la biodiversité. Par exemple, des pratiques telles que la coupe sélective et la préservation des habitats critiques peuvent aider à maintenir la diversité des espèces tout en répondant aux besoins économiques des communautés locales.
Vers une approche intégrée …
On voit émerger depuis quelques années le développement d’une approche intégrée qui combine les principes de la libre évolution avec des pratiques de gestion forestière durables. Cela peut inclure la création de réserves biologiques intégrales, où les interventions humaines sont minimisées, tout en mettant en œuvre des stratégies de gestion dans les zones environnantes qui soutiennent la biodiversité.
… par l’ONF …
Dans le cadre de son projet de forêt mosaïque lancé en 2019, l’Office National des Forêts (ONF) présente la libre évolution comme un pilier de sa stratégie de gestion. Ce modèle vise à diversifier les paysages forestiers en mêlant zones exploitées et espaces laissés en libre évolution, avec l’objectif affiché de favoriser la biodiversité et la résilience face aux changements climatiques. Pour ce faire, l’ONF prévoit d’intégrer des Réserves Biologiques Intégrales (RBI) et des îlots de sénescence (ILS) dans ses plans de gestion, afin de « mieux représenter tous les stades du cycle sylvigénétique »[xxi].
Cependant, cette approche suscite des interrogations. D’une part, les ILS sont juridiquement liés à la durée des plans de gestion (généralement 20 ans) : une parcelle aujourd’hui en libre évolution pourrait éventuellement redevenir exploitée demain, réduisant son intérêt écologique à un simple îlot de vieillissement temporaire. D’autre part, l’ONF justifie une gestion active des peuplements forestiers – évitant le vieillissement des arbres – par des impératifs de production et de résistance aux aléas climatiques.
Cette dualité entre exploitation et conservation interroge : si la forêt mosaïque promeut une diversité d’habitats, elle repose aussi sur une logique de zonage qui peut légitimer des prélèvements intensifs ailleurs. Par exemple, l’introduction d’essences exogènes censées résister au changement climatique, ou le recours à des coupes rases dans certaines zones, contredisent souvent les principes d’une gestion réellement intégrée. Une alternative souvent évoquée serait d’adopter une sylviculture mélangée à couvert continu (SMCC) en dehors des zones de libre évolution stricte, permettant de concilier prélèvements et préservation des écosystèmes sans opposer exploitation et conservation.
… et par le CNPF …
Dans le Schéma Régional de Gestion Sylvicole (SRGS)[xxii] du Grand Est, réalisé par le Centre National de la Propriété Forestière (CNPF), une réticence marquée envers le vieillissement des peuplements forestiers est perceptible. Le document met en avant des risques sanitaires et climatiques supposés pour justifier cette position, privilégiant une gestion active visant à limiter l’âge des arbres.
Cependant, cette approche mérite d’être questionnée. Si la contractualisation d’îlots de sénescence ou de vieillissement est encouragée pour leur contribution à la biodiversité et à la résilience des écosystèmes, notamment au sein du réseau Natura 2000, leur impact reste limité par leur taille et leur isolement. En effet, ces îlots ne représentent souvent qu’une infime partie des forêts et ne permettent pas de répondre aux besoins écologiques des espèces dépendantes des vieux arbres et des habitats forestiers matures. En limitant le vieillissement des arbres, le SRGS pourrait paradoxalement fragiliser les écosystèmes forestiers en réduisant leur complexité structurelle et leur capacité à s’adapter aux changements.
… mais pas seulement
Il ne faut pas non plus oublier qu’en forêt privée comme en forêt publique, qu’il y a des zonages réglementaires dans lesquels des mesures de gestion particulières doivent être respectées au titre du Code de l’Environnement.
Il existe des arrêtés de protection de biotope, des zones cœur de parcs nationaux et régionaux, des réserves naturelles nationales et régionales, des zones Natura 2000, etc. Toutes ces zones viennent avec leurs obligations et interdictions, plus ou moins importantes.

Des mesures de protection, voire de non-gestion, peuvent également être assurées par le biais des certifications forestières (FSC, PEFC). D’autres mesures peuvent s’imposer au titre d’une gestion foncière qui peut être déléguée à des associations (CEN, ORE, compensations environnementales).
Ce sont là des affirmations qui reviennent fréquemment dans les débats sur la gestion forestière. L'intégration de zones en libre évolution est souvent perçue comme bénéfique, car elle permet aux écosystèmes environnants de développer une meilleure résilience face aux perturbations, qu'elles soient d'origine naturelle ou anthropique. Ces espaces protégés favorisent la régénération naturelle et, en général, la diversité des habitats, ce qui peut renforcer la santé globale des forêts. De plus, en offrant des refuges pour la faune et la flore, ils contribuent à la dynamique écologique des forêts. En combinant libre évolution et gestion durable, il est possible de créer des forêts qui non seulement répondent aux besoins économiques, mais qui préservent également la biodiversité et soutiennent les services écosystémiques essentiels.
L’intégration de la libre évolution au sein de la gestion forestière est une mission qui ne peut s’accomplir sans un dialogue soutenu et une participation active de la société civile à ce défi. La forêt aujourd’hui se définit de plus en plus comme un bien commun nécessaire et vital pour tous.
Conclusion
Cet article sert d'introduction aux concepts fondamentaux liés à la libre évolution des écosystèmes forestiers, en mettant en lumière les enjeux cruciaux pour la biodiversité, la gestion forestière et les interactions entre ces deux approches. La biodiversité, en tant que fondement de la santé des écosystèmes, est menacée par des pratiques de gestion forestière souvent axées sur l'exploitation intensive à court terme. En revanche, la libre évolution, qui permet aux forêts de se développer sans intervention humaine, offre une alternative prometteuse pour favoriser la résilience des écosystèmes et la diversité biologique.
L'objectif de cet article n'est pas de tirer des conclusions définitives, mais plutôt de poser les bases pour une compréhension approfondie de la libre évolution et de ses bienfaits. Les articles suivants se concentreront sur des aspects plus spécifiques de la libre évolution, en explorant ses avantages, ses défis et les meilleures pratiques pour sa mise en œuvre.

Il est essentiel de reconnaître que la forêt est un bien commun, nécessitant un dialogue ouvert et une collaboration entre tous les acteurs : non seulement les propriétaires et les gestionnaires, mais aussi la société civile (usagers de la forêt, scientifiques, …). À l'aube de nouveaux défis environnementaux, il est impératif de repenser nos pratiques de gestion forestière pour garantir la pérennité de nos forêts et la richesse de leur biodiversité. En adoptant une approche intégrée qui valorise à la fois la libre évolution et la gestion durable, nous pouvons œuvrer pour un avenir où les forêts continuent de jouer leur rôle vital dans la régulation des écosystèmes et le bien-être de notre planète.
Plan général des articles à venir
Cet article inaugure une série consacrée à l'exploration approfondie de divers concepts liés à la libre évolution. Les prochains articles aborderont les thèmes suivants :
1. La libre évolution forestière : un retour à la nature pour préserver l’environnement.
2. Libre évolution et gestion forestière : une réelle différence de biodiversité ?
3. Cas d'autres pays où une gestion plus respectueuse est un succès.
4. Comparaison entre les différents niveaux de protection et leurs impacts.
5. Rôle des forêts en libre évolution dans la séquestration du carbone.
6. Impact du changement climatique sur les forêts en libre évolution.
7. Évaluation des milieux favorables aux coléoptères saproxyliques.
8. Impacts économiques de l'abandon de la sylviculture.
9. Éducation et sensibilisation à la libre évolution.
Nous vous invitons à nous contacter si vous souhaitez contribuer à la rédaction des futurs articles ou si vous avez déjà travaillé sur des questions connexes et êtes en mesure de partager vos connaissances.
Remerciements
Je remercie Thibault Aubry et Régine Milarakis pour leurs relectures initiales et leurs commentaires constructifs ainsi que pour leur soutien tout au long de la rédaction. Je remercie également Jean-François Petit et Jean Poirot pour leurs relectures et suggestions utiles. Leur expertise en matière forestière a été précieuse tout au long de la rédaction de cet article.
Auteur
Florent Germain, service civique Forêt à Lorraine Nature Environnement, a effectué le travail de réflexion, de recherche, d’interprétation et de rédaction de l’article, avec le soutien des relecteurs.
Références de l'article
[iii] Chiffres IGN – 2024
[vii] Schéma Régional de Gestion Sylvicole – Grand Est p13 – juin 2024
[xi] PNR Vosges du Nord – juin 2018
[xvi] How much does it take to be old? Modelling the time since the last harvesting to infer the distribution of overmature forests in France – décembre 2021
[xvii] Typologie inspirée des documents de l’UICN
Sources et approfondissement
CNPF SRGS GE – juillet 2024
Coordination libre Évolution – 2024
How much does it take to be old? Modelling the time since the last harvesting to infer the distribution of overmature forests in France – décembre 2021
INPN - Synthèse de données pour les espaces protégés – janvier 2025
Le Monde - « Face au dérèglement climatique et à l’extinction des espèces, il est urgent d’augmenter les surfaces d’aires protégées » - décembre 2022
ONISEP – Les métiers et l’emploi dans la filière bois – octobre 2024
PNR Vosges du Nord - Les îlots de sénescence – juin 2018
UICN - Plaquette Libre Évolution – décembre 2023
WWF – Pour une gestion durable des forêts productives – juillet 2024
Annexe
Liste des Mammifères de France métropolitaine – Mise à jour 2019